CHAPITRE VINGT-SEPT

Je pensais que le cours de théâtre passerait tout seul : l’un des professeurs vendus aux envahisseurs remplacerait Erik, comme lui-même avait remplacé le professeur Nolan après sa mort, et je n’aurais qu’à attendre que ça se termine.

Je m’assis derrière Becca, avec une étrange impression de déjà-vu. Je me souvins du jour où Erik, furieux, m’avait appelée sur l’estrade pour m’humilier.

— Non, il n’était pas avec moi ! Pourtant j’aurais aimé…

Les exclamations agaçantes de Becca détournèrent mon attention de mes griefs contre Erik. Tout excitée, elle papotait avec la fille installée à côté d’elle, Cassie, une troisième année que je connaissais vaguement parce qu’elle était arrivée vingt-cinquième au concours annuel de monologues de Shakespeare, remporté par Erik, et parce que tous les théâtreux avaient tendance à traîner ensemble. Aujourd’hui, cependant, on aurait plutôt dit une dinde insupportable qu’une héroïne shakespearienne.

— Il n’était pas avec moi non plus, mais je peux t’assurer que, depuis qu’il m’a mordue, je meurs d’envie de lui montrer ce dont je suis capable, s’esclaffa-t-elle.

— De qui vous parlez ? demandai-je, même si je connaissais déjà la réponse.

— De Stark, bien sûr, dit Becca, confirmant mes soupçons. C’est juste le mec le plus sexy de la Maison de la Nuit. Enfin, hormis Kalona.

— CED, tous les deux, ajouta Cassie.

— CED ?

— Canon En Diable, m’expliqua Becca.

J’aurais dû en rester là : à quoi bon discuter avec des filles ayant subi un lavage de cerveau ? Pourtant je ne pus m’empêcher de m’en mêler, en grande partie, je l’admets, à cause d’un sentiment de jalousie totalement déplacé.

— Euh, excuse-moi, Becca, mais je crois me souvenir que, si Darius et moi ne t’avions pas sauvée, tu te serais fait violer par « le mec le plus canon de l’école ». Tu la ramenais moins à ce moment-là.

Choquée, elle ouvrit, puis ferma la bouche comme un poisson rouge.

— Tu es jalouse, c’est tout, rétorqua Cassie avec une expression de garce fielleuse. Erik est parti. Loren Blake est mort. Tu ne tiens plus en laisse les deux mecs les plus sexy de l’école.

Je rougis. Neferet avait-elle raconté à tout le monde mon histoire avec Loren ? Becca me dévisageait avec une haine profonde.

— Ouais, tu peux te donner de grands airs avec tes pouvoirs, mais tous les mecs ne sont pas à tes pieds pour autant ! Les autres filles aussi ont le droit d’avoir leur chance de temps en temps.

Je me retins de l’envoyer promener.

— Becca, tu n’as pas les idées claires. Hier soir, quand Darius et moi sommes intervenus, Stark buvait ton sang de force, et il s’apprêtait à abuser de toi.

— Ce n’est pas le souvenir que j’en garde. Ça me plaisait, et je suis sûre que la suite aurait été encore mieux. Tu as gâché un bon moment en te mêlant de ce qui ne te regardait pas !

— Tu en gardes ce souvenir parce que Stark a manipulé ton esprit !

Elles éclatèrent de rire, et plusieurs têtes se tournèrent vers nous.

— Bien sûr ! railla Cassie. Laisse-moi deviner : Kalona aussi manipule notre esprit, et c’est pour ça que nous le trouvons tellement canon ?

— Non mais, je rêve ! Vous ne vous rendez pas compte que rien n’est plus pareil depuis qu’il est sorti de terre ?

— Et alors ? Il est l’incarnation du Consort de Nyx. C’est normal que son arrivée fasse changer les choses.

— Et justement, la terre dont il vient est l’un des éléments de Nyx, enchérit Becca. Comme si tu ne le savais pas !

J’allais leur expliquer qu’il s’était échappé de la terre quand il apparut sur le seuil.

Toutes les filles de la classe poussèrent un soupir. Sincèrement, je dus serrer les dents pour ne pas les imiter. Il était trop beau ! Il portait un pantalon noir et une chemise à manches courtes, déboutonnée, qui découvrait à chacun de ses mouvements sa splendide poitrine bronzée en plaquette de chocolat. Deux trous y avaient été découpés pour laisser sortir ses ailes, sagement repliées dans son dos. Ses longs cheveux noirs, tombant sur ses épaules, lui donnaient, malgré ses vêtements modernes, l’apparence d’un dieu antique.

J’aurais bien aimé demander à Becca et à Cassie quel âge elles lui donnaient car, pour moi, il était toujours un homme au printemps de sa vie, et non pas un vieux de mille ans au moins, mystérieux, hors d’atteinte.

« Non, mais écoute-toi ! M’ordonnai-je. Dans deux secondes, tu tiendras le même discours que ces écervelées de Becca, Cassie et toutes les autres. Réfléchis un peu ! C’est ton ennemi. »

— J’ai résolu de diriger cette classe, déclara Kalona, puisqu’il semble que vous soyez très durs avec vos professeurs.

Les élèves rirent avec chaleur et bienveillance. Je levai la main. Il écarquilla légèrement les yeux, surpris, puis il sourit.

— Comme c’est charmant ! La première question nous vient de la plus extraordinaire de toutes les novices. Oui, Zœy, en quoi puis-je t’éclairer ?

— Je me demandais si votre présence signifiait qu’Erik Night serait absent pour une longue période ?

Je n’avais pas prévu de lui poser cette question, mais mon instinct ne m’avait pas laissé le choix. Je savais que je prenais un risque en le provoquant ainsi, même si j’ignorais pourquoi ; j’espérais toutefois le faire d’une manière suffisamment adroite pour que sa fureur n’explose pas.

Il ne sembla pas désarçonné le moins du monde. Il me fît son sourire le plus charmeur.

— Au contraire, je crois qu’il reviendra à la Maison de la Nuit bien plus tôt que certains pourraient le croire. Hélas, je crains qu’il ne sera pas en état de reprendre son activité de professeur, ni n’importe quelle autre d’ailleurs.

Je sentis que les filles me fusillaient du regard, envieuses. Elles n’avaient rien compris ! Il venait de menacer ouvertement Erik, laissant entendre que, lorsqu’il reviendrait, ce serait dans une housse mortuaire. Tout ce qu’elles avaient retenu, subjuguées par le son de sa voix, c’était qu’il m’avait accordé son attention, à moi seule.

— Maintenant, ma douce Zœy ou, comme je préfère t’appeler, mon A-ya, je t’accorde le privilège de choisir la première œuvre que nous étudierons ensemble. Réfléchis bien ! Tes camarades devront respecter ton choix et, quel qu’il soit, je jouerai le rôle principal.

Il se dirigea à grandes enjambées vers moi. J’étais assise au deuxième rang, derrière Becca, et je jure que je la vis trembler du simple fait de sa proximité.

— Peut-être te donnerai-je un rôle dans notre pièce.

Je le regardai fixement. Mon cœur battait avec une telle violence que je craignais qu’il ne l’entende. C’était dur pour moi, d’être aussi proche de lui, comme dans mes rêves. Les volutes froides émanant de son corps s’entortillaient autour de moi… Je frissonnai au souvenir du contact de ses ailes noir d’ébène…

« Il va faire du mal à Erik ! »

Je me raccrochai à cette pensée. Peu importait que mon histoire avec Erik soit compliquée : il n’était pas question qu’il lui arrive quelque chose.

— Je connais la pièce idéale, annonçai-je, fière de la fermeté de ma voix.

Son visage s’illumina d’une une joie sensuelle.

— Tu m’intrigues ! De quoi s’agit-il ?

— De Médée, une tragédie grecque antique, qui se déroule à une époque où les dieux vivaient encore sur terre. Elle évoque les conséquences d’une hybris démesurée.

— Ah oui, l’hybris, répéta-t-il d’une voix neutre, mais le regard furieux. Il en est question quand un homme affiche une arrogance divine. Tu apprendras que cette notion ne s’applique qu’aux mortels, pas aux dieux.

— Alors, vous ne voulez pas la jouer ? demandai-je, faussement innocente.

— Au contraire, ce sera amusant. Je te permettrai peut-être d’incarner Médée elle-même.

Il détourna son regard de moi afin d’exercer son charisme sur le reste de la classe.

— Le cours s’arrête là, déclara-t-il. Etudiez cette pièce ; nous commencerons demain. Reposez-vous bien, mes enfants. J’ai hâte de tous vous revoir.

Sur ce, il sortit brusquement.

Un long silence suivit son départ.

— Bon, je vais essayer de trouver des exemplaires de Médée, dis-je avant de me diriger vers le fond de la classe.

Mais le bruit que je faisais en ouvrant et refermant les portes de placard et en fouillant dans les classeurs ne suffît pas à couvrir les chuchotements qui se mirent à pleuvoir autour de moi.

— Pourquoi fallait-il qu’il la remarque, elle ?

— Ce n’est pas juste !

— Si c’est encore Nyx qui est derrière ça, je commence à en avoir marre !

— Ouais, c’est nul. La déesse se fout bien de nous ! Il n’y en a que pour Zœy Redbird.

— Elle lui donne qui elle veut, sans rien laisser pour les autres.

Et ainsi de suite, avec de plus en plus de virulence. Même les garçons s’y mirent – apparemment, ils avaient accumulé une énorme dose de colère et de jalousie à l’égard de Kalona et, comme ils ne pouvaient s’en décharger sur lui, ils avaient décidé que je faisais un bouc émissaire idéal.

En tout cas, Kalona se servait de moi afin de détruire leur attachement à Nyx. Ils ne voyaient plus l’amour, la force et l’honneur de leur déesse, car Kalona les en empêchait, telle la lune qui éclipse le soleil.

Je trouvai le carton contenant les exemplaires de Médée et je le laissai tomber lourdement sur le bureau de Becca, qui me jeta un regard assassin.

— Tiens, fais passer.

Je sortis de la classe sans rien ajouter. Une fois dehors, je m’enfonçai dans l’ombre pour m’appuyer contre le mur gelé. Je tremblais. En une seule apparition, Kalona avait réussi à retourner tous mes camarades contre moi.

Maintenant, ils me détestaient. Plus grave : ils commençaient à détester Nyx.

— Je vais le chasser ! jurai-je. Quel qu’en soit le prix. Kalona quittera cette Maison de la Nuit.

Puis je me dirigeai vers l’écurie à petits pas : le sol était tellement glissant que je risquais de tomber à chaque instant. Avec ma chance légendaire, j’aurais bien réussi à me casser quelque chose.

Quelqu’un avait répandu un mélange de sable et de sel dans l’allée, sans que cela fasse beaucoup d’effet. Des vagues successives de pluie verglaçante avaient transformé le monde en un gâteau géant couronné d’un glaçage de cristal. C’était somptueux, d’une beauté onirique.

Cependant, j’étais inquiète : étant donné l’état du sol, nous n’arriverions jamais à sortir du campus à pied, et encore moins à parcourir la distance qui nous séparait de l’abbaye. Et je ne pouvais même pas dissimuler le Hummer ! Je faillis m’asseoir par terre et éclater en sanglots. Comment allais-je m’y prendre ?

Soudain, j’entendis un croassement railleur dans les branches de l’immense chêne qui poussait devant l’écurie. Mon premier réflexe fut de me précipiter à l’intérieur. J’avais déjà accéléré le pas quand la colère me rattrapa. Je m’arrêtai.

— Feu, j’ai besoin de toi, chuchotai-je, projetant mes pensées vers le sud.

Quand je sentis l’élément près de moi, je levai les yeux sur le vieil arbre et vis l’image spectrale de Neferet accrochée aux premières branches. Son visage et ses yeux couleur rouille dégoulinaient de cruauté ; ses longs cheveux volaient en tous sens, comme s’ils étaient vivants, et sa peau, à moitié transparente, projetait une lueur surnaturelle.

Je me concentrai sur la seule certitude pouvant briser la peur qui me tétanisait : si son corps paraissait transparent, alors elle n’était pas vraiment là.

— Vous n’avez rien de mieux à faire que de m’espionner ? lançai-je en levant le menton.

« Toi et moi avons des affaires à régler. »

Ses lèvres n’avaient pas bougé, mais sa voix sinistre retentit autour de moi.

J’imitai l’expression hautaine d’Aphrodite.

— Eh bien, moi, si. Je n’ai pas de temps à perdre avec vous.

« Une fois de plus, je vais devoir t’apprendre à respecter tes aînés. »

Elle ricana, et sa grande bouche charnue s’étira, s’étira… Puis, avec un bruit répugnant de régurgitation, son image éclata en une multitude d’araignées grouillantes.

J’allais lâcher un cri strident lorsque je perçus un battement d’ailes. Un Corbeau Moqueur se posa sur la fourche de l’arbre. Je m’attendais qu’il soit enseveli sous les horribles bestioles : non, elles miroitèrent et s’évaporèrent dans la nuit.

— Zzzzœy, siffla la créature. Tu ssssens l’été.

Apparemment, celui-ci venait du bas de l’échelle, et

il avait bien plus de mal à parler que Rephaim. Il ouvrit son bec crochu et sa langue en jaillit, comme pour goûter mon odeur.

Là, c’en était trop. D’abord Neferet, et maintenant cet oiseau minable ? Et puis quoi encore ! Je commence à en avoir ras-le-bol des monstruosités dans ton genre, de ton papa et de Neferet ! Non mais, vous vous prenez pour qui ?

— Père dit, « trouve Zzzzœy », je trouve Zzzzœy. Père dit, « ssssurveille Zœy », je ssssurveille Zœy.

— Non, non, non ! Si j’avais envie de me faire pister par un père de pacotille, j’appellerais le mari de ma mère. Je n’ai qu’une chose à te dire : lâche-moi la grappe, espèce d’attraction de foire !

Sur ce, je lançai le Feu sur lui. Il poussa un cri strident et s’envola, battant des ailes de manière désordonnée et laissant dans son sillage une odeur de plumes roussies.

— Tu sais, ce n’est pas très malin de se les mettre à dos ! dit une voix derrière moi. En temps normal, ils sont déjà pénibles ; quand tu les ébouriffes, il devient impossible de s’entendre avec eux.

Je me retournai d’un bloc : dans l’embrasure de la porte se tenait Stark.

[La Maison de la Nuit 05] Traquée
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